Dans le cadre l'affaire du "mur des cons", les petits pois ont pris leur plume et rédigé une tribune ouverte, diffusée à l'ensemble des magistrats le 4 juin 2013. La voici ci dessous.
La tribune des Jeunes cons du Syndicat de la Magistrature
« Encore
un jour se lève sur la planète France et je sors doucement de mes rêves, je
rentre dans la danse (…) puisqu’ils sont vieux et fous, puisque nous sommes
jeunes et cons »
Avouons-le tout
de go: oui fut un temps pas si lointain où le chanteur Damien SAEZ nous faisait
chantonner (et même parfois nous déhancher). C’était bien avant de devenir des
« futurs magistrats »[1],
et de nous mettre à revêtir l’habit noir des hommes qui rendent justice, pour
grossir les rangs des « petits pois » selon la formule d’un ancien
Président de la République.[2]
Petits
pois nous sommes donc aujourd’hui[3].
Un peu moins jeunes qu’hier. Mais toujours un peu cons. Assez en tous cas pour
défendre aujourd’hui un syndicat qu’il est de bon ton de fustiger. Trop marqué
politiquement, trop impertinent, partisan, outrancier, pétri de
supériorité...le Syndicat de la Magistrature et ses syndiqués ont essuyé ces
dernières semaines de nombreuses critiques à l’occasion de la récente affaire
dite du mur des cons.
Encore
un jour se lève sur la planète France
et les pourfendeurs habituels de tout ce qui ressemble de près ou de loin à un
contre-pouvoir ont été prompts à agiter la figure des juges rouges et à
conclure à la partialité des magistrats du Syndicat. Je sors doucement de
mes rêves et dans une récente
tribune, Jean-Claude Magendie, haut magistrat français, posait même la question
de la suppression du syndicalisme judiciaire. A peine croît-on rêver que des
responsables politiques de l’UMP et du FN se mettent à réclamer en chœur la
dissolution du Syndicat de la Magistrature. Rien que ça. Et d’être relayés sur
internet où une pétition réunit à ce jour plus de 10 000 signatures.
Malgré
leur virulence, ces attaques ne sont pas pour autant les plus inquiétantes.
C’est le malaise provoqué dans le monde judiciaire par cette affaire du mur des
cons qui nous a le plus interrogés.
D’où vient cette gêne ? De l’idée que la justice est mieux rendue
par des juges qui peuvent avoir des valeurs à condition qu'ils ne se servent
pas, et des opinions à condition qu'ils ne les expriment pas.
Bien
qu’elle entretienne la confusion entre neutralité et impartialité, cette
approche semble faire un large consensus dans le corps judiciaire.
Un
corps qui rêve de juger en pur esprit. Fidèle à une conception minimaliste du rôle du juge qui a traversé
l’Histoire des idées et des institutions. Platon, déjà, prônait une conception
très méfiante à l’égard du rôle de l’institution judiciaire bien trop ancrée
dans le « monde des actions » et bien trop éloignée du « monde
des idées . Pour Platon, le juge idéal est donc un juge débarrassé des
apparences, du sensible, du corps… « un juge mort ». Au temps des Lumières, la haine des
Parlements se prolonge dans la crainte du gouvernement des juges et la
glorification de la loi, expression de la volonté générale. Un bon juge n’est
pas un juge mort mais un juge-machine, « bouche de la loi ». Dans la période contemporaine, le courant
libéral des théories de la justice, incarné notamment par John RAWLS, admet
bien un juge vivant à condition que son office se limite à celui d’un jury de
concours pour le meilleur sponge cake.[4]
L’impartialité
consisterait à apprécier le meilleur sponge cake en excluant tout caractère subjectif : qu’importe
le cuisinier, son âge, son expérience, son équipement…
Drôle
de vision de l’impartialité peu conciliable avec l’acte de juger des hommes.
Comment croire qu’il existe une appréciation non subjective des situations de
fait que l’on confronte aux règles de droit ? L’impartialité est une
quête. C’est pour cette raison qu’il existe des garanties procédurales
(motivation des décisions, principe du contradictoire, récusation,…). Et c’est
pour cette raison qu’il est essentiel de cultiver une éthique du juge. De
rappeler que l’impartialité n’est pas la neutralité mais une éthique de la
bonne distance qui repose avant tout sur la capacité réflexive de chacun.
Antoine Garapon, Julie Allard et Frédéric Gros ont d’ailleurs proposé des
pistes de définition de cette éthique du juge dans leur ouvrage les vertus
du juge[5]: une
réflexion essentielle qui permet
de penser cette nécessité de juger de façon impartiale, sans oublier pour
autant que l’acte de juger n’a rien à voir avec la récompense d’un sponge
cake. Que l’on ne juge pas des
hommes sans corps. Que les juges ne sont pas des hommes sans corps non plus.
C’est
convaincus de tout cela, dans
l’élan de mai 68, que nos aînés, ces vieux fous, ont fondé le Syndicat de la Magistrature. Un
syndicat pour réveiller la magistrature quand elle oublie son rôle central dans
l’équilibre des pouvoirs, la respiration démocratique, la défense des plus
démunis.
Un
syndicat pour rappeler que les conditions de travail des magistrats ont un
impact sur la façon dont la justice est rendue.
Un
syndicat pour s’assurer que la Justice ne reste pas sourde à la rumeur du
monde.
C’est
dans cette perspective que nous avons décidé de rejoindre le Syndicat de la
Magistrature dès notre intégration dans l’institution judiciaire.
Car
notre entrée dans la magistrature a commencé à l'heure du sarkozysme
judiciaire, fait de défiance et de mépris à l'égard de l'institution. De
pressions politiques et budgétaires, aussi. Il était alors clair pour nous que
l’engagement syndical était une condition de l’exercice de notre fonction.
Aujourd’hui,
les temps politiques ont un peu changé mais ne sont pas moins troublés alors
que le pays connaît une explosion historique du chômage, des inégalités et que
s’installe chez les citoyens la défiance à l’égard des institutions et des
valeurs du vivre ensemble. Dans une période aussi perturbée au plan politique,
économique et institutionnel, les magistrats ont bien un rôle à jouer. Citons
l’exemple des juges espagnols qui soucieux des dégâts sociaux liées à la crise
économique ont fait preuve d'imagination en interprétant le droit pour
éviter les expulsions en cascade dans l'attente d'une évolution législative.[6]
Car
la fameuse harangue d’Oswald BAUDOT, illustre membre du Syndicat qui
s’adressait en 1974 aux futurs magistrats, n’a jamais été aussi criante de
vérité :
« Qu´on le veuille ou non, vous avez un rôle social
à jouer. Vous êtes des assistantes sociales. Vous ne décidez pas que sur le
papier. Vous tranchez dans le vif. Ne fermez pas vos cœurs à la souffrance ni
vos oreilles aux cris. Ne soyez pas de ces juges soliveaux qui attendent que
viennent à eux les petits procès. Ne soyez pas des arbitres indifférents
au-dessus de la mêlée. Que votre porte soit ouverte à tous. Il y a des tâches
plus utiles que de chasser ce papillon, la vérité, ou que de cultiver cette
orchidée, la science juridique. Ne soyez pas victime de vos préjugés de classe,
religieux, politiques ou moraux. Ne croyez pas que la société soit intangible,
l’inégalité et l’injustice inévitables, la raison et la volonté humaine
incapable d’y rien changer. »
Près de quarante ans plus tard, alors que d’aucuns
souhaitent réduire le Syndicat à un panneau d’affichage qui n’a rien avoir avec
son expression syndicale mais uniquement avec l’exercice de la liberté d’expression
dans un cadre privé, nous sommes
fiers de l’héritage que les vieux fous
du Syndicat ont laissé à notre bande de jeunes cons.
[1] Les futurs magistrats ont le statut
d’ « auditeur de justice » et appartiennent à ce titre au corps
judiciaire en vertu de l’ordonnance n° 58-1270 du
22 décembre 1958
[2] après
avoir assité à l'audience solenelle de rentrée de la Cour de Cassation en 2008,
Nicolas Sarkozy avait comparé les
magistrats à «des petits pois»
ayant «la même couleur, le même gabarit et la même absence de saveur » lors d'une émission de
télé
[3] depuis l’année 2011, une section syndicale SM a été
crée à l’ENM et surnommée « section des petits pois »
http://leblogdespetitspois.blogspot.fr/
[4] Pour présenter l’application directe de son idée
d’impartialité au travail du juge, Brian BARRY, disciple de John RAWLS, dans
son ouvrage Justice as Impartiality (Oxford Press University, 1995) avait utilisé l’exemple de la
récompense du meilleur sponge cake
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