Gratuité de la Justice


Une archive syndicale sur la gratuité de la justice (texte diffusé avant la suppression de lors de l'instauration de "la contribution à l'aide juridique de 35 euros" qui fut supprimée à compter du 1er janvier 2014)

La gratuité de la justice : une tradition fragile

L’objectif de la gratuité de la justice trouve ses racines dans la conception monarchique de la juridiction : la justice n’était pas conçue comme une prérogative du Roi, mais comme une charge qui lui incombait.
La vénalité des charges n’a pas remis en cause cette conception de la justice. Le coût de la justice d’Ancien Régime, pour être élevé, ne l’était que marginalement du fait du magistrat1 ; ainsi, les épices ne devaient pas être payées dans les affaires sommaires. Avant même la Révolution, la réforme judiciaire impulsée par le Chancelier Maupeou entre 1771 et 1774 a même tenté d’instaurer la gratuité de la justice.
La loi des 16 et 24 août 1790 dispose finalement que « les juges rendront la justice gratuitement et seront salariés par l’Etat ». Toutefois, au cours du XVIIIe siècle, plusieurs formes d’impôts judiciaires sont rétablies.
La suppression des impôts, droits de timbre, redevances, progresse avec les lois des 28 janv. 1892 et du 28 avr. 1893. Elle fût largement étendue par la loi du 30 décembre 1977 en matière civile et administrative. En 1993, le législateur étendait ce principe à la procédure pénale.
Toutefois les procédures en matière commerciale sont restées soumises à un droit de timbre. De même un droit de plaidoirie est institué depuis 1948 afin de financer les retraites des avocats.
L’idée de faire contribuer les parties au financement de la Justice n’a jamais été tout a fait été éradiquée. La gratuité de la justice est la toile de fond d’un débat séculaire sur le principe et les modalités de taxes judiciaires.
Aujourd’hui encore, les articles L. 111-2 du COJ et 1089 A et 1089 B du CGI affirment le principe de la gratuité des décisions de justice administrative et judiciaire. Avant 2009, jamais ce principe n’avait été aussi largement consacré.
Cet héritage est aujourd’hui en péril.

Genèse d’une régression

La remise en cause de la gratuité de la justice a été opérée silencieusement, soutenue par deux arguments de circonstances : les abus d’une poignée de bénéficiaires de l’AJ et le financement de la garde à vue.

Un ticket modérateur pour la justice ?L’idée d’un « ticket modérateur » en matière de justice a été développée par le sénateur Roland du Luart (rapport d'information « L'aide juridictionnelle : réformer un système à bout de souffle », 2007, p. 68 s.). Celui-ci devait avoir pour objet de lutter contre la multiplication abusive des procédures par les bénéficiaires de l’AJ.
Cette proposition était relayée dans le cadre du rapport Darrois (p. 94 s.), qui remarquait pourtant qu’aucune étude sérieuse ne permettait de mesurer l’ampleur de ce phénomène.

Elle a finalement été entérinée par le législateur2, qui a rendu exigible le droit de plaidoirie auprès des bénéficiaires de l’AJ. Pourtant le juge comme les parties disposent d’outils juridiques pour déjouer l’abus du droit d’agir…
Embarras au Sénat Rapporteur du projet de loi instaurant la Contribution pour l’Aide Juridique3, le sénateur Philippe MARINI (UMP) a pris le soin d’indiquer que le montant de cette taxe avait été choisi dans une « fourchette haute ». Interrogée par ce sénateur, la Chancellerie a été incapable d’évaluer le coût moyen pour le justiciable d’une affaire en première instance ; elle indiquait simplement que cette nouvelle taxe « ne devrait pas avoir d’incidences économiques importantes pour (…) les ménages » et que son montant « restait marginal au regard des frais généralement payés à l’avocat »4.
M. MARINI poursuivait en s’inquiétant sur d’augmentation du coût d’accès à la justice depuis 2010, tenant compte de l’instauration du droit de plaidoirie et de la taxe de 150 € applicable en cas de procédure d’appel.
Mais l’état des finances publiques l’a emporté sur l’éthique : les recettes fiscales estimées couvrent exactement le coût prévisionnel de la réforme de la garde à vue.

Réactions des professionnels de la justice

Ces mesures agitent le monde judiciaire. De nombreuses voix dénoncent la restriction à l’accès au juge et le caractère inéquitable de cette mesure.
Le CNB (Conseil national des barreaux) a déposé un recours au Conseil d'Etat contre le décret d’application de l’article 1635 bis Q du CGI. Le SAF conteste la conformité de la Contribution à l’Aide Juridique au droit d’accès au juge garanti par la CEDSH.
Sa position est plus ambiguë sur le droit de plaidoirie : enjeu social de la profession d’avocat5, l’augmentation du droit de plaidoirie à 13 € a été négociée par le CNB moyennant son exclusion dans le contentieux pénal et des étrangers.
De nombreux syndicats (cf. ce communiqué commun et cet autre communiqué commun soutenu par dix organisations syndicales) exigent désormais le retrait pur et simple de la Contribution à l’Aide Juridique.
Sous la pression des associations de consommateurs, de nombreux parlementaires6 interpellent désormais le gouvernement sur les effets pervers de la Contribution pour l’Aide Juridique et demandent son exclusion des contentieux opposant le consommateur à un professionnel.

La justice a un coût mais elle n’a pas de prix!

Le financement de la réforme de la GAV : un argument fallacieuxLe rapporteur du projet de loi instaurant la nouvelle Contribution pour l’Aide Juridique dévoilait clairement son but : il s’agit uniquement de pallier le coût de la réforme de la garde à vue7. La Chancellerie estimait alors la recette fiscale prévisionnelle à 87,5 millions d’euros (pour un besoin de financement analogue lié à la réforme de la garde à vue). Depuis, cette mesure est systématiquement présentée sous ce jour8.
Or le législateur a également pris le soin d’insérer la L. 10 juil. 1991 un article 64-1-1 qui dispose que le gardé à vue qui a bénéficié de l'intervention d'un avocat commis d'office est tenu de rembourser au Trésor public les sommes exposées par l'Etat, dès lors qu’il n'est pas éligible à l'AJ.
Ainsi, le financement de la garde à vue va largement être assuré à l’avenir, l’Etat ne faisant que l’avance des frais de défense.
La nécessité d’un renflouement du budget de l’AJ est donc purement circonstancielle. Les budgets de l’AJ ont été fortement grevés par la réforme et il incombait à l’Etat de les réalimenter rapidement sans amputer le budget du Ministère de la Justice, déjà très serré.Pourtant cette mesure fiscale est appelée à être pérenne.
La justice ne doit être financée que par l’impôt Il est intolérable que la Justice soit réduite à une simple prestation de service dont le coût doit peser, même partiellement, sur l’utilisateur!
Revendiquer la gratuité de la Justice, ce n’est pas négliger son coût. C’est dire que celui-ci doit être financé par l’impôt et non par la taxe, par la communauté des contribuables et non pas par l'utilisateur de ce service public régalien.
Parce que sans institution judiciaire, l’Etat de droit n’est qu’une création de papier, il est capital d’assurer le plus largement possible l’accès du citoyen à son juge. Le coût de l’action en justice est déjà discriminatoire et, dans une certaine mesure, irréductible ; avocats, huissiers et experts ne se nourrissent pas par photosynthèse. Dans ces conditions, l’Etat ne peut s’autoriser à augmenter le coût de l’accès au juge par la moindre taxe.
L’affectation de la recette de la Contribution d’Aide Juridique au budget de l’AJ est une manœuvre qui consiste à assimiler la réforme de la garde à vue à une revendication professionnelle des avocats. Cette réforme ne couronne pas une revendication corporatiste ; elle prend acte d’une exigence conventionnelle et vise à améliorer les droits des justiciables. La garantie des droits judiciaires a un coût, qui ne pèse que sur le budget de la Justice.
D’autre part, taxer une procédure judiciaire a pour effet de mercantiliser la Justice. Rendre la justice doit rester une prestation dont la contrepartie est inestimable.
Taxer, c’est ébaucher un caractère commercial à la décision judiciaire. En partageant le coût de juger, le justiciable s’approprie la décision judiciaire ; symboliquement, la justice est rendue au nom du justiciable beaucoup plus qu’au nom du peuple français.
Financer la Justice par l’impôt est un choix éminemment politique : c’est l’exigence démocratique d’assurer l’effectivité du Droit

La fiscalité de la justice doit assurer l’égalité des justiciables!

Les hommes naissent égaux en droit ; ils doivent également le demeurer. Assurer l’égalité des justiciables y participe.
Or l’accumulation des taxes judiciaires a un effet dissuasif indiscutable. Assigner et faire appel d’une décision, moyennant deux plaidoiries, suppose d’avancer 203 € en taxes diverses9. Pour beaucoup de justiciables, une telle somme prohibe le recours à la justice.
Par ailleurs, beaucoup de procédures sont intentées par flux à l’encontre des consommateurs, pour des montants souvent modérés (en matière bancaire, assurantielle, etc.). Par le jeu mécanique des dépens, la moindre condamnation se voit majorée d’une somme de 35 € de frais de justice.
De plus, la Contribution pour l’Aide Juridique est perçue « par instance », ce qui favorise encore la concentration des instances et des moyens, aux dépens du justiciable non assisté.
Enfin, l’indexation de ces taxes sur les barèmes de l’AJ crée un effet de plafonnement particulièrement cruel pour les justiciables dont les ressources excèdent légèrement le seuil d’accès à l’AJ.
En l’état, ces mesures défavorisent les justiciables les plus pauvres.

Sur la légalité de ces mesures au regard de la CEDH

L’article 6 § 1 de la CESDH garantit le droit d’accès à la justice. Sur cette base normative, la CEDH a clamé que la protection de l’ensemble des droits de l’homme, pour être concrète et effective, n’est assurée que par l’accès au juge (Airey c. Irlande, 9 octobre 1979). Toutefois le « droit à un tribunal » n’est pas absolu ; les Etats membres peuvent restreindre l’accès au juge par l’établissement d’une taxe ou d’une caution judiciaire, dans la mesure où celle-ci a un but légitime et que cette atteinte est proportionnée à cet objectif (cf. arrêt Kreuz c. Pologne, 19 juin 2001, §§ 53 s.). Il y a lieu, pour le juge strasbourgeois, de tenir compte de la solvabilité du demandeur et de la phase de la procédure à laquelle la restriction a été imposée – à moins que celle-ci fût telle que le droit d’accès au juge ait été atteint dans sa substance même (Weissman et autres c. Roumanie, 24 mai 2006, § 37).
La CEDH a ainsi considéré qu’une taxe conditionnant l’accès au juge violait l’article 6 § 1 de la Convention lorsqu’elle était établie au pro rata de la demande, sans considération de ressources (cf. Daniel Ionel Constantin c/ Roumanie, 30 juin 2009).

In abstracto, il semble que la Contribution à l’Aide Juridique a été conçue pour échapper à tout risque d’inconventionnalité. Elle renonce à toute forme de proportion à l’enjeu du litige et s’efface en cas de droit à l’aide juridictionnelle.
Toutefois, il y a fort à parier que le juge qui déclarerait irrecevable l’action intentée par un demandeur impécunieux ayant négligé de demander le bénéfice de l'AJ laisse peser sur sa décision un risque d’inconventionnalité....



1B. Garnot, Histoire de la justice, Folio Histoire, 2009, p. 525.

2Loi n° 2010-1657 du 29 décembre 2010de finances pour 2011, art. 74.

4Cf. ce même rapport, p. 384 s.

5Cette recette fiscale alimente la Caisse Nationale des Barreaux Français, fonds de retraite et de prévoyance des avocats.

6Cf. les questions ouvertes au Gouvernement, accessible en ligne pour chacune des chambres du Parlement.

935 € + 150 € + 2 x 8,84 €